Rappelons d’abord que le thème de la beauté a été choisi en prolongement d’une discussion sur la charité. On parlait de grâce, de ce qui se donne gratuitement.
Nous n’avons pas voulu trop préciser avant le tour de table si la beauté allait concerner la vie, la nature, des œuvres artistiques. A nous d’en discuter.
Des personnes, des êtres paraissent avec leur beauté : comment la reconnaît-on, que peut-on en dire ? En parlant de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, on va donc essayer de parler de beauté, mais il faudra sans doute mettre des nuances. Suivant les cas, faut-il parler de ce qui plaît, de ce qui séduit, de ce qui est bien dit, bien composé, bien présenté. Est-ce en rapport avec une cohérence, avec une harmonie ? Certaines choses nous plaisent mais plaisent manifestement moins à d’autres. Quelle est alors cette beauté (ou cette bonté) relative. Un beau but au football qui n’enthousiasme pas du tout la personne que le football ne passionne pas le moins du monde.
En science, on peut trouver beau le raisonnement qui permet de trouver des lois générales. C’est à comparer avec l’émerveillement devant ce qu’on n’a pas vraiment envie de regarder ou d’entendre à travers le filtre d’une analyse.
Des goûts et des couleurs, on n’en discuterait pas ? Ou peu ? On connaît la suite, est-ce seulement personnel ? N’y a-t-il pas vraiment un fondement pour commencer à parler de la beauté, ou des critères ? On pense aux modes où certains critères peuvent être très relativisés et d’autres valorisés. Les circonstances historiques et culturelles peuvent interférer dans ces appréciations.
Pensons au pouvoir spirituel d’une religion sur les représentations et les mentalités, pensons à l’influence sur le climat de pensée de certains régimes politiques ou d’une idéologie.
Nous avons commencé par faire un tour de table pour que chacun évoque ce qu’est le beau, selon lui. Beaucoup sont très sensibles à la beauté d’un paysage dans la nature. La grandeur de ce qui s’y présente, se mesure à la fascination qui en naît. On est « pris », les émotions sont fortes. Les dispositions qu’offre une balade y prépare.
Les avis seront plus partagés sur l’art. Avec la réserve : l’art n’est pas uniquement une manière de faire du beau. C’est aussi exprimer quelque chose, partager une vision du monde, une émotion à travers l’un ou l’autre médium : son, image, histoire. Il y a une beauté à dire bien les choses, même si les choses sont tristes plus que joyeuses, même si ce qu’on représente n’est pas spécialement gracieux mais que la représentation exprime bien une tension, un manque, un élément qui a une force d’interpellation.
Je prendrai deux positions qui ressortent par le contraste qu’elles présentent entre elles.
La rencontre d’une belle personne, d’une personne qui suscite, on le devine, de l’amour, rend la vie plus belle, l’éclaire d’une lumière.
De l’autre côté, plus philosophique, il y a même une résistance à trouver que la nature est belle. De nombreux témoignages et avis disent la résonance intérieure, les émotions que l’expérience de la beauté de la nature peut éveiller. On pose la question de cette attirance, de ce ressenti, alors qu’il y a l’appel à intégrer l’expérience de ce qui est beau dans une vie qui traduit la bonté de ce qui existe. Les philosophes qui s’interrogent sur le pourquoi des choses devraient-ils laisser la beauté les distraire de la vérité ou de la bonté ?
Il faudrait peut-être situer de quelle beauté on parle. L’exemple d’Ulysse qui s’attache au mât de son bateau pour ne pas céder aux charmes des sirènes fait rebondir la discussion. L’attrait du beau qui supplanterait la sagesse fait s’interroger sur le beau en question. Est-ce vraiment beau, ou bien un moyen d’attirer, de manipuler ? La beauté qui séduit dans une autre personne peut n’être qu’un moyen d’attirer et par là, il y a un moment où la liberté se trouve mise au défi de rester liberté.
L’attirance de la beauté respecter-t-elle la liberté ? Une personne qui cherche à exercer sa liberté dans un discernement ne devra-t-elle pas chercher comment cette beauté qui l’attire dirait en même temps une bonté : ne serait-elle pas appelée à devenir davantage liberté dans ce qui l’ouvre à cette générosité ? Et voilà cette liberté appelée à reconnaître ce qui la fait aussi générosité. Moment de discernement où la beauté n’est plus seulement attrait mais don qui confirme une générosité toujours présente et partagée. Voilà de quoi alimenter les discussions sur le jeu de séduction entre hommes et femmes.
Dans un autre registre, pensons au marketing, au design, avec bien sûr aussi des avantages utilitaires, mais la facilité peut prendre un certain look, le confort un certain style.
A cette beauté qui joue dans l’immédiat, dans la séduction, on pourrait opposer une beauté qui repose sur l’intégrité, sur la cohésion. Quelqu’un de bon vivra une vie qui se montrera belle.
Et ici on souligne que cela ne veut pas dire que tout y est beau, au sens d’attrayant ou de ce qui fait plaisir à voir de manière immédiate. Car cela suppose une histoire et qui dit l’histoire dit le sens qu’on peut en dégager.
On fait remarquer qu’il peut y avoir sinon une beauté, du moins un grand soin, un talent et une manière fascinante de raconter ou de mettre en scène des aspects pourtant sévères, et mêmes inquiétants de la vie. La beauté est ici comme une forme pour montrer quelque chose qui peut même se montrer inhumain ou désastreux.
Ici , il faut peut-être chercher en quoi ce qui se montre, quand on est en droit de le dire négatif, vaut la peine d’être abordé. Il y a sans doute un aspect inquiétant que le talent d’une représentation permet de s’approprier, dans un espace de représentation et de jeu ; donc à distance de la réalité.
Des objets même parfois anciens, usés par le temps peuvent se montrer beau quand le regard sur eux s’exerce à trouver l’histoire que leur vue inspire, l’invitation à ouvrir son imagination à un autre temps, à un recul par rapport à l’immédiat. Il y a là aussi quelque chose de donné, une grâce.
Quelques questions pour terminer.
La nature est-elle belle ? Comment comparer cette beauté à celle des œuvres d’art qu’on dira – le terme serait à discuter – réussies ?
La discussion devrait mentionner que parler de la nature à travers un concept de nature n’est pas quelque chose de spontané. Les hommes ont longtemps évolué en partenaires des choses naturelles sans se poser en observateurs d’une nature dont l’époque moderne les a vus se tenir, d’un point de vue de la pensée, en vis-à-vis.
La beauté de paysages ou de scènes de la nature peut susciter des émotions profondes, une contemplation qui fait se rapprocher de Dieu, peut-être d’abord d’un milieu de vie dont la vie moderne a rendu l’homme étranger.
La beauté de la nature peut venir assez spontanément de tout ce qu’elle nous offre. Il y a le risque d’en rester à un aspect utilitaire, avec le reproche qu’à trop profiter, sans rechercher et respecter les limites, l’équilibre sera rompu. Nous faisons partie de la nature même si nous en prenons distance par tous les artifices que nous nous donnons et il est normal que la nature, pourrait-on dire, nous parle moins, c’est-à-dire que nous sommes moins ouverts pour la comprendre. Que la nature nous parle, ce pourrait bien être une source de sens pour la vie, comme en arrière-fond de notre langage et de la culture. Mais la référence à cet arrière-fond n’est pas toujours très explicite.
Évoquer Dieu, le Créateur, c’est évoquer non pas seulement la beauté de la nature pour elle-même, mais à travers elle, une grandeur, une plénitude. Se rapproche-t-on de Dieu pour autant, ou d’une sorte de mystère devant la grandeur de quelque chose qui nous dépasse ? Et est-ce cela qui est beau ? Il y a peut-être à interroger la proximité avec cette grandeur qui ouvre notre existence bien limitée par ailleurs. S’il y a une sorte de contemplation, les auteurs mystiques diront que ce n’est pas un accent esthétique qui est mis en avant, mais la manière dont le témoignage des œuvres créées nous rapproche de Dieu.
Sans aller à ce qui relève de la foi, l’appel à revoir notre position par rapport à la totalité de ce qui nous entoure peut, c’est sûr, éveiller à un sentiment de quelque chose d’illimité, d’absolu.
Il y a de sérieuses réserves, toutefois. Quand la nature apparaît aussi avec de la violence, avec de la puissance qui inquiète ou dévaste. Et puis la nature, ce sont aussi des lois qui déterminent les conditions de ce qui est ou non possible. On peut admirer l’esprit qui s’est donné ces lois et par là, à travers tout un formalisme – la science – une sorte de copie symbolique du monde, on peut admirer l’ordonnancement du monde mis en évidence par cette copie. On peut admettre aussi que l’abstraction du langage dans lequel il est dit en décourage beaucoup.
Dire que la nature est belle peut se dire autrement selon que nous passons de l’expérience que nous avons spontanément de la nature, quand nous lui sommes associés, parce que nous en faisons partie, à un concept de nature, à une observation sommes toute extérieure. Et cela peut rejoindre une autre expérience à y nourrir des contrastes assez forts : pensons par là à l’expérience de la liberté, de chercher la vérité, ou de refuser des évidences en posant des questions que relèvent d’un pourquoi.
Le vécu peut faire s’exprimer alors des sentiments qui traduisent au moins l’étrangeté par rapport à la nature, parfois même un mal-être. On évoque Sartre et la sorte de nausée qu’il éprouve par rapport à ce que la vue de choses naturelles lui impose.
La nature, c’est aussi des lois qui nous déterminent d’avance. Et pourtant, qu’il y ait un ordre des choses ne dit pas que cet ordre ne peut pas être beau, cohérent, harmonieux. Tout n’est pas dit : que la nature est belle ou que le regard sur elle en dise plus sur la beauté que nous y voyons est toujours à discuter. Peut-être par la remise en cause d’une proximité avec elle qu’on appréhendera comme plus ou moins grande, plus ou moins réelle, plus ou moins imaginaire.
La beauté des œuvres d’art.
Ce serait audacieux de régler cette question en quelques mots. Il y a une beauté dans l’imitation. Et même si la représentation met en valeur l’art de celui qui l’a réussi, on ne peut pas pour autant dire que tout relève d’une esthétique reposant sur l’imitation d’une beauté naturelle. Il y a aussi une beauté dans le partage d’un regard spécial que le peintre, par exemple, nous prête. Ce qu’on voit n’est pas brut. Il y a quelque chose d’invisible dans la chose qui se montre. Et l’art, en exprimant, peut montrer quelque chose d’invisible : une manière pour les choses de se présenter devant nous. A nouveau, tout sujet d’œuvre d’art n’est pas beau, selon des critères déterminés, mais il y a un art de représenter et de donner un sens à ce qui n’est pas nécessairement plaisant. Avec toutes les remarques qu’on peut faire sur de nouvelles conceptions de l’art. Qu’on pense à l’audace de montrer ce qu’on n’aurait pas oser montrer, quand cette audace paie, et le mot « payer » relève trop de l‘économie. Parfois il y a un investissement dans une dimension vraiment discutable de l’art d’après ce que cela dit de la société.
Il vaut souvent la peine de raconter, de ne pas rester sans le recul des mots pour dire la beauté. Pensons notamment à l’histoire d’une vie d’artiste qui cherche la beauté, qui s’en approche et dont la production montre alors les étapes d’un itinéraire. L’art, c’est du talent, de la technique, des essais, des expériences et sans doute la volonté d’un partage qui se situe au niveau d’un vécu difficile à traduire autrement.
Nous n’avons pas parlé beaucoup de la musique alors que l’art s’y montre tellement prenant, suscitant des émotions vives. Oui vives, car il y a ceci de particulier que la musique éveille quelque chose de vivant : il y a le rythme, il y a la succession des notes pour former une mélodie, il y a le cadre des accords pour structurer une phrase musicale. On ne peut pas dire que l’on représente quelque chose en musique, même si des paroles viennent parfois et se trouvent magnifiquement soutenues par le décor musical lui-même.
Il y a des musiques plus vivantes, plus corporelles – on ferait bien le lien avec la danse. Il y a des musiques plus cérébrales, très construites. Comme des mathématiques qui font jouer les notes pour démontrer que tout est bien construit ou plutôt se déroule bien dans les articulations, les modulations. Avec en plus tout le génie de l’interprétation qui peut redonner vie à ce qui ne serait sans cela qu’une simple feuille de partition.
Petite remarque qui peut interroger . La beauté concerne souvent ce que les sens perçoivent. Mais à propos d’une nourriture, délicieuse, par exemple, on dira plutôt qu’elle est bonne. En cuisine, on cherche aussi à flatter les yeux : on mange avec les yeux, dit-on, mais ne préfère-t-on pas un bon plat à un beau plat : jusqu’à quel point ?
Et puis une certaine mode qui apparaît pour certains de souhaiter une « belle journée » comme pour changer de l’habituel bonjour, ou d’une « bonne journée ». Est-ce voulu comme vraiment différent ?
Simple mode, ou bien y a-t-il un rapport avec le bon et le beau ?
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