Un café philo, c’est la richesse d’entendre des voix que
l’on n’entend pas souvent ;
l’important n’est pas qu’une personne parle d’autorité, parce qu’elle aurait
les titres et les acquis, mais c’est l’émergence de quelque chose de nouveau,
dans le partage, comme la montée d’une intelligence collective. Ce lundi, nous
avons évoqué plusieurs fois cette expression d’intelligence collective à propos
d’une innovation qui devrait répondre au déficit de démocratie des rouages
politiques actuels. On y reviendra en évoquant toute la promesse d’une priorité
donnée au débat pour rejoindre des figures de démocratie délibérative, ce à
quoi Maurice a éveillé notre attention.
Mais reprenons par le commencement ; on plante le décor de ce café philo dans la politique, en veillant à faire sauver ce terme « politique » d’une note péjorative qui va avec magouille, promesses non tenues, corruption, politiques de parti qui n’inspirent plus l’adhésion parce que les électeurs ne se retrouvent que très peu dans ce jeu d’influence plus que de réelle conviction.
Hannah Arendt, philosophe juive du 20ème siècle, a travaillé la thématique des totalitarismes. Elle a laissé un manuscrit qui vient d’être retrouvé et édité sous le titre ; « la liberté d’être libre ». Y aurait-il donc plusieurs libertés : si c’est le cas, comme ce titre le laisse deviner, il va falloir éclairer la chose. On va rejoindre par cette précision sur la notion de liberté, une démocratie délibérative.
Arendt analyse la notion de révolution ; on entend souvent par là un mouvement social important et fort qui instaure un nouvel ordre, souvent avec de la violence. On pense à la révolution américaine et à la révolution française. Souvent, il s’agit plutôt de mettre à nouveau un ordre quand les acteurs de la révolution sont critiques par rapport à un pouvoir qui n’a pas à leurs yeux sa légitimité, ou qui l’a perdue par des excès, notamment par ce qui leur semble un non respect du bien commun et de la justice.
La contestation de la liberté ne concerne pas seulement la notion de liberté qui serait d’abord perçue par son manque. Ici, la liberté sera ce que la révolution est censée apporter comme mouvement de libération. Par rapport à la liberté qu’apporterait dans le meilleur des cas une révolution, il y a une liberté importante qu’Hannah Arendt souligne souvent : elle concerne une condition sociale et politique, à savoir que soit possible l’action, entendons ici des actes qui impliquent, engagent les personnes et les engagent avec ce qu’elles peuvent apporter d’unique à la communauté. On comprend alors pourquoi Arendt fait entendre qu’une révolution qui n’a pas sa source dans une culture de concertation des personnes risque de tourner surtout à l’avantage d’un dominant, d’un ordre revenant par l’un ou l’autre privilège traditionnel, ou au profit d’une figure avide de pouvoir. Le risque est donc que la révolution ne laisse pas le bien sous la responsabilité de celui qui cherchera à faire valoir le sens politique au sens noble, à savoir faire participer au débat, faire que la vie communautaire soit effectivement dotée d’une qualité que lui donne la pluralité des personnes et de leurs richesses particulières.
On rejoint ainsi l’idée d’une démocratie délibérative. On pourrait se demander si cela existe vraiment. On devrait surtout se demander comment le faire exister. C’est vrai qu’il y a une sorte de révolution à mener pour y parvenir. On adhère certes à l’idée d’une plus grande concertation, de plus de confrontations entre des nuances personnelles, de plus de dialogue et avec cela pouvoir goûter aux nuances rendant sensibles dans les convictions. A un niveau basique de l’éducation, on semble passer à côté aujourd’hui. Pourtant avec le constat que s’il y a conflit dans lequel un enfant est impliqué, il faut un temps de parole, il faut des paroles pour redonner la possibilité d’apaiser les tensions et retrouver un possible intérêt pour de nouvelles connaissances.
« Un exemple de démocratie délibérative : le carnet « Dire nous » proposé par Vivre ensemble et la campagne de l’AVENT en montre un. Le carnet intitulé « dire nous » propose plusieurs « nous ». Entre autres, le « nous » politique . Sont mentionnés à ce propos des essais de processus délibératifs soucieux d’intégrer un échantillon aussi représentatif de la diversité sociale que possible. Comment pourrait-on mieux miser pour éviter les exclusions ? Eupen donne des exemples de ce genre de culture de la délibération ouverte à tous.
On évoque aussi combien cela demande un apprentissage et donc qu’il est crucial d’initier les enfants dans les débats, de leur faire goûter très tôt l’importance de s’engager dans des réflexions. On peut évoquer les enfants qui forment, par exemple à Fernelmont, un conseil des enfants, conseil auquel on soumet des problématiques comme le fait le conseil communal. A l’école de Cortil, la participation des élèves à la vie d’une radio locale, radio Chokotoff, les éveille à l’enjeu de l’information, à l’intérêt pour la chose publique, à un service qui rend possible la participation à une réflexion ouverte à tous.
Dans une société de gens pressés, on peut espérer que l’école donne l’expérience du temps de la prise de parole, parole confiée, parole recueillie ; Laisser place à la parole et à ce qu’elle peut apporter est crucial. A nouveau la promesse portée par la pratique du débat vient éclairer la richesse pour un homme d’être reconnu dans ce qu’il peut apporter d’unique.
La difficulté de faire valoir des institutions politiques est évidente quand la politique se retranche dans une position de surplomb : pour l’intervention pratiquement exclusive d’experts, ou de ceux qui se sont donné les moyens du pouvoir, chose à critiquer, analyser. Le temps n’est pas tellement à l’analyse. L’information, c’est tout tout de suite. Moins ou presque pas d’analyse, de prise de recul. Pas trop d’originalité qui est de moins en moins comprise, mais bien sûr tolérée même si elle est désuète dans une classe politique drillée à d’autres luttes plus techniques, exigeant de dominer le droit avec précision, de maîtriser avec stratégie les différents réseaux de communication. On avait avant une vision de l’homme politique qui s’engage pour porter la responsabilité du bien commun et qui le fait pour les autres. Il ne le faisait jamais sans le faire au nom des autres. On passe à une espèce d’homme politique devenu autre en passant de l’autre côté du miroir comme le ferait découvrir un livre au titre coquasse : « la politique au pays des merveilles »: un extrait de sa présentation : « Dans ce monde magique qu’est le monde des politiciens, les croyances politisent les faits et les actes pour enchanter un univers où émerge la figure ambiguë du pouvoir, monstre sacré né de l’accouplement de la nécessité et des fantasmes de la peur ; il est au centre de la fonction politique qui, comme toutes les fonctions vitales pour la société, s’adosse à une « mythologie » et à un rituel dont la rationalité est exclue. Ce sont les passions qui sont les animatrices du système et, à ce titre, elles ne sont pas justiciables de la morale courante. Cette affabulation ne nous trompe pas et, cependant, nous en sommes tous complices parce qu’elle est le support d’un conte qui fut toujours le refuge des espérances humaines. » Cela donne envie de faire connaissance avec cette vision pour le moins originale de Georges Burdeau, PUF, (la politique éclatée), Paris, 1979.
Et la foi, pour éclairer cela, pour faire réagir. Si le chrétien met au centre la réalité de la résurrection, il y aurait à tenir compte d’une phrase très forte de saint Paul , «Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité. » (1 Corinthiens 15, 14)
Comprenons autrement le terme résurrection qu’en reportant le souci pour sa vie individuelle (ou plutôt la crainte de la mort) dans l’au-delà. Il faut la penser aussi avec la restauration d’un ordre de justice dans l’amour du Christ « Les morts ne ressuscitent pas » : cela s’amorce dans les réalités humaines d’aujourd’hui. Le système politique qui prend le dessus, c’est la perte des qualités spécifiquement humaines, c’est la mort des personnes en tant que personnes dans un système plus mécanique que proprement humain . H. Arendt dirait négligence ou indifférence par rapport à ce que chaque vie, avec la nouveauté qui la caractérise, peut apporter au monde.
Résurrection et révolution : les deux ne vont-elles pas ensemble ? Retenons les propos d’Hannah Arendt : il faut des conditions sociales nouvelles, il faut dans ces conditions une culture de la prise de responsabilité politique de chacun, son implication dans la chose publique qui donne, de cette réalité collective, une intelligence nourrie d’un débat incessant.
Au niveau spirituel, il faut cette vie de l’esprit qu’on appelle la foi ou l’espérance, oser suivre Jésus sur le chemin qu’il nous propose ; il a quelque chose d’un chemin d’insurrection et de soulèvement (les termes sont proches de résurrection et de relèvement). La foi n’a rien d’une invention pour combler les besoins de se rassurer. Suivre Jésus, c’est s’engager pour ses frères est surtout pour les plus pauvres.
Remarque : si l’on cherche sur wikipédia : dans l’article démocratie participative, on peut noter une invitation à ne pas la confondre avec une démocratie délibérative. En fait, la présentation de la forme de pouvoir et d’exercice du pouvoir mentionné dans cet article sur la démocratie participative converge très vite vers ce qu’est la démocratie délibérative. Faire participer à l’exercice du pouvoir, mais quel pouvoir. Il est important de chercher le sens, de refuser seulement des opinions peu nourries des informations nécessaires. Il faut aussi veiller à l’équilibre dans qui et comment on intervient dans l’exercice de ce pouvoir. On veille à ce que toutes les couches et catégories de la population interviennent dans la délibération, dans l’élaboration éclairée par tous des pistes de gestion de la situation.